Sable rouge (duo Gérald et Papemich)

— Dis Monsieur, dessine-moi la guerre.

Il s’éveille bien trop tôt. Il voudrait encore retourner dans son rêve.Et cette voix qui l’interpelle. Il entrouvre les yeux. Le soleil est aveuglant. Une lumière blanche, éblouissante, inonde l’horizon.

Il tente timidement de se relever. Son cerveau fait un tri sommaire. Du blanc, il passe à un bleu très pur.

Mais…que m'arrive-t-il ?

Il a souvenance d’un homme proche, qu’il connaît bien et qui tient… une caméra. Et puis un monstre d’acier qui hurle fonçant sur les deux hommes dans un nuage impressionnant. Il crie… Attention ! Il plonge sur son ami pour l’écarter du danger. Un choc, suivi d’une chute infinie dans le néant. Après rien. En fait si, un joli rêve. Et cette petite voix à présent qui lui demande… qui lui demande quoi ?

 — Dis Monsieur, dessine-moi la guerre.

Dessiner, quelle étrange demande. Il sourit. A présent, sa vision est plus nette. Le ciel, enfin ce qu’il pense être le ciel, est une aquarelle de bleu comme celui d’un tableau de Monet. Un ciel qui semble s'entrelacer à l'infini. Devant lui, une étendue de sable sombre. Il bouge ses doigts. La finesse des grains est telle qu'il a l'impression d’être allongé sur un nuage de poussière. Quelques vagues tracées par le temps, le vent ou une main divine, donne à cette mer sablonneuse un relief presque irréel.

— Dis Monsieur, dessine-moi la guerre. S’il te plait.

La petite voix, bien que d'une douceur intense, se fait persistante.

À présent, il distingue devant lui une petite fille de peut-être dix ans, bien campée sur ses jambes. Ses boucles brunes soulignent son visage d’arabesques sauvages. Et ses yeux ! Deux émeraudes qui le fixent intensément. Elle est vêtue d’une tunique longue de couleur indéfinie.

Il est subjugué par cette apparition. D’une voix qu’il ne reconnaît plus, il lui demande :

— Qui es-tu ?

— Dessine-moi la guerre, s’il te plait, insiste-t-elle sans répondre.

— Tu sais, je ne sais pas très bien dessiner. Je ne suis qu’un journaliste et…

Il s’arrête. Le regard de la petite fille est si émouvant.

— Bon, d’accord. Je crois que j’ai de quoi dessiner.

Il fouille dans ses poches, en extirpe un bout de papier et un crayon de plomb. Tant mieux pense-t-il, ayant la conviction que pour faire un dessin, la mine sera préférable à la plume.

— C'est que c'est très difficile de dessiner la guerre...

— Tu as vu la guerre ! Alors tu peux la dessiner.

 

Pour l'avoir vu, il l’a vu. Cela est indéniable. De la Tchétchénie au Kosovo, de l'Afghanistan au Koweït. La guerre l’a meurtri dans sa chair. Blessé par balle en 1993 en Russie en couvrant l’assaut lancé par les forces spéciales russes contre la tour de télévision d'Ostankino, à Moscou. Il y perdra son caméraman. Déjà…

Des images, bien sûr qu'il en a. Des fortes, des spectaculaires comme les aiment Monsieur et Madame Tranquille, avide de se gaver de ces feux d'artifices destructeurs. Des villes gruyères inondées par des torrents de larmes. Des mères cherchant leurs enfants au milieu des décombres nauséabondes. Et cette femme tenant contre elle, son enfant mort. Et ce tout petit hagard dans les ruines qui ne comprend pas. Et les cris, les plaintes de milliers de corps abîmés, désarticulés, souillés. Et les charniers, les innombrables charniers qui hantent ses mauvaises nuits.

 

Comment pourrait-il tracer sur son bout de papier, de telles atrocités ? Comment pour ce petit bout de femme dessiner l’innommable.

Il se risque néanmoins et d'une main hasardeuse, fait le croquis d'une boîte, de forme plutôt rectangulaire et allongée.

— Voilà !

— Non, c’est pas ça, crie l’enfant, jetant le dessin dans le sable.

— Mais pourquoi tu réagis ainsi. Je t’ai dessiné le malheur , la perte d’un être cher…

— Non ! Une boite, c’est pas la guerre.

— La boîte, c’est un symbole pour…

— Non, je te dis, l’interrompt la petite. La guerre est plus laide que ton dessin.

Il ne sait plus. Il cherche dans sa tête, parmi les nombreuses images qu’il a gravé, une qui répondrait au vœu de cette petite fille.

— Mais tu n’as rien compris, Monsieur. La guerre c’est des larmes. Des larmes sur les joues des enfants. Et c’est tout, martèle-t-elle d’une voix puissante.

Comme pour souligner son cri, des larmes coulent abondantes sur ses joues poussiéreuses.

Il est dérouté devant cette réaction aussi excessive que touchante.

— Ne pleure pas. Je vais t'en faire un autre. Attends, regarde.

Il fouille nerveusement ses poches à la recherche d’un autre bout de papier. Miracle, il sort d’une poche intérieure une facture d’hôtel. Le verso est libre de toute écriture. Alors dans un silence quasi méditatif, il esquisse quelques nuages, et un avion, puis des bombes suspendues entre l'avion et le sol. Et le plus important, deux enfants qui se tiennent par la main et qui pleurent d’immenses larmes grosses comme des ballons.

— Tiens ! Lui dit-il presque fier de lui offrir son dessin.

Les jolis yeux de la petite fille se froncent en parcourant minutieusement le croquis. Elle s’assoit sur le sable et sans relever la tête, d’une voix sûre, elle lui dit :

— Oui ! Là, je crois que tu as mieux réussi.

Il sourit, soulagé. Il est heureux, heureux d’avoir répondu au souhait d’une petite fille perdue dans le désert. Cependant une question lui taraude l’esprit.

— Mais pourquoi souhaitais-tu que je te dessine la guerre ?

Elle le dévisage avec insistance sans répondre. Il peine à soutenir pareil regard. Puis, d’une voix de confidences et se penchant sur lui, elle lui confie :

— Je vais te dire un secret, Monsieur. Mais tu le répètes pas ?

— À qui veux-tu...

— Approche-toi.

Il obéit, subjugué par ce petit être du sable.

— Tu vois sur le dessin, dit-elle en pointant de son doigt les deux petites silhouettes. Là, c’est moi et ma sœur.

— Ah oui, je ne savais pas.

— Bah, c’est normal ! Je te l’ai pas dit.T’es bizarre, toi.

— Oui, peut-être.

— Je vais porter le dessin à ma petite sœur. Elle sera contente.

— Mais tu ne m’as pas dit, pourquoi la guerre ?

— Mais, c’est là qu’on habite !

 

Il est sans voix. Ainsi, sans se douter, l'inspiration de cette image est la triste réalité de cette fillette. Et pourtant, combien de fois n’a-t-il rencontré dans des théâtres de vies dévastées, des enfants en pleurs.

Soudain, la petite observant le dessin, réalise un geste incroyable.

— Il manque quelque chose à ton dessin.

Et se disant, elle met son doigt dans la bouche, le mord profondément et glisse sur le papier son doigt ensanglanté.

— Voilà Monsieur. Ton dessin, c’est vraiment la guerre maintenant !

 

Elle lui tend la petite facture d’hôtel maculée de son sang. Il observe longuement cet ajout. Fallait-il le regard d'un enfant pour illustrer aussi parfaitement la bêtise des adultes. Fallait-il le sang d’une fillette pour souligner l’inhumanité de notre humanité. Il ne peut empêcher ses larmes, d’immenses larmes grosses comme sur le dessin. Pendant que sa main droite essuie ses yeux humides, sa main gauche, tremblante, rend la feuille écarlate à sa petite interlocutrice.

- Oui, tu as bien raison mon enfant. Il est bien plus réaliste notre dessin... avec ce sable... Ce sable rouge.

Elle se lève d’un seul geste.

— Je vais le montrer à ma petite sœur. Tu m’attends ?

— Oui, bien sûr que je t’attends. Où veux-tu que...

Elle s’est déjà évanouie dans le sable.

La fatigue se rappelle à lui. Il s’allonge de nouveau. Le bleu azur s’estompe devant ses yeux. Une lumière blanche, éblouissante, inonde l’horizon, puis l’espace entier.

Il sombre serein dans les limbes de son rêve.

Il sourit.

 

Là-bas, sur les frontières de la furie de l’homme, quelques soldats sont assemblés autour d'un feu de fortune. Pour maintenir la faible flamme, ils y jettent des broussailles, des papiers aussi....

 

Même un dossier, assez volumineux dont le titre est "Sable rouge".

 

Patrick Bourrat, grand reporter à TF1, est mort le 22 décembre 2002 à l'aube dans un geste chevaleresque, en faisant son métier. Des nuages de guerre s'amassant sur le Golfe, il suivait dans le désert koweïtien les grandes manoeuvres de l'armée américaine prête à frapper en Irak. Artillerie, blindés, hélicoptères s'entraînaient à balles réelles dans une débauche de moyens et un épais brouillard de sable.

Toujours attentif à l'équipe, Patrick remarqua un char qui se rapprochait dangereusement de son cameraman. Il se précipita et se fit renverser par le monstre d'acier lancé à pleine vitesse. Projeté 5 mètres plus loin sur des barbelés, blessé à la rate et aux reins, il devait mourir à l'hôpital de Koweït.

(Libération du 23 décembre 2002)

 

Gérald et Papemich@@2003

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