Je suis gelé
((Duo Magik Rune - Papemich))
— "Je suis gelé…"
Nouvelle journée, nouvelle année, quelque part dans les dédales d’une grande ville grise et laide. Grise par la faute de tous ces immeubles rivalisant de hauteur, ces bâtiments de pierres et de verres fades et mornes. Laide par la faute de cette pagaille d'autoroutes bétonnées, d'architecture disparate, désordonnée et insensible.
Tapis au fond d'une ruelle dont le nom n'a ni de sens, ni d'importance, ni peut-être même d’existence, il est là.
— "Je suis gelé…"
À l'ombre de ces géants de verre, d'acier et de briques, assis sur le trottoir des infortunés, il observe la horde des passants indifférents et insouciants. Au coeur de cette fourmilière stressée et stressante, il est seul dans la multitude uniforme et informe. Endimanchés, cravatés, fesses serrées, ils passent tous sans vraiment le remarquer. Il n’y a rien a voir de toute façon. À part lui, écrasé entre deux poubelles.
Que trois tas de déchets, somme toute.
Ils ne veulent prendre conscience de sa présence, il le sait. À force d'en voir, ils ne remarquent plus les enfants de la rue. Lui non plus ne réussit plus à les différencier. Un flot humain qui, au pas cadencé, s'extirpe vers la sortie des murs de l'enceinte de ce centre-ville, royaume assiégé et béni par les dieux de la finance. Ouais, tous pareils, la main droite pour tenir leur cellulaire à l'oreille, la main gauche pour caresser leur oseille. Eux aussi sont laids. Laids et gris.
— "Je suis gelé…"
De ce flot d'automates lobotomisés, un type se détache, et d'un pas presque dandinant, s'amène vers l'enfant. Puis, tel un rituel sacrificiel, il présente son offrande au gamin, en prononçant des paroles d'allures mystiques et divinatoires.
— "Ça plane, mec !"
L'enfant demeure impassible. Il observe une feuille d’un vieux journal balayée par une faible brise.
— "Tiens, voici un petit cadeau… Je suis fin, hein !"
L'enfant lève à peine le regard vers lui.
— "Mais t'oublies pas ce que tu me dois hein !"
L'enfant reçoit le présent dans le creux de la main sans broncher.
— "Tiens, je t'allume… Fais un bon « voyage ». Hi hi hi…"
L'enfant resserre entre ses doigts, l'index et le majeur, ce billet pour ailleurs.
Le type s'éloigne d'un pas plus rapide qu’à son arrivée. Il n'entend pas les mots du petit…
— "Je suis gelé…"
Une vision, oui, une horrible vision lui apparaît dans l'aura bleuté de ce « cadeau » qui s'enfume et s'évapore tel un fluide astral aux allures d'aurore boréale. Un homme, gros, ventru, camisole sale à l'odeur de bière, écume aux lèvres, elle aussi sentant la bière, qui hurle et vocifère. Il crache le ressentiment à chaque parole comme le serpent crache le venin. Ceinturon à boucle de fer en main, il la fait claquer comme s'il s'agissait d'un fouet… AYE !
C'est lui, le mioche, l’avorton qui reçoit la leçon de dressage, sur lui que tombe tous les crachats d’hostilité… Aye!… Par vingt fois il exécutera la sentence… Par vingt fois, le minus recevra les coups… Jusqu'à ce que des lignes épaisses et sanguinolentes se distinguent sur son arrière-train.
De nouvelles vapeurs viennent chasser ce souvenir… Elles laissent place à un nouveau tableau… Sa mère… Témoin de la scène sadique… Sa mère qui ne bronche pas, n'intervient pas… Sa mère qui hurle… Hurle, se défonce de plaisir en applaudissant presque le spectacle du dompteur… Le regard de celle-ci… Un regard qu'il ne pourra jamais oublier… Un regard cruel et souriant face à l'administration du châtiment… Il revient à sa place sur le macadam. Son esprit le suit. Une perle d’eau de mer figée dans son œil.
—"Je suis gelé…"
Pas évident, pour un loupiot de dix ans de s'enfuir. Les autorités ont parlé d'une fugue. Mais pour lui, c'est une fuite, pas une fugue… Oh oui… Une fuite… Avec ses jambes, avec ces « cadeaux » impersonnels et hypocrites. Une fuite pour survivre et se libérer de ces assauts répétés. De ce regard presque diabolique qui le faisait, et le fait encore tant souffrir. Plus encore que le goût amer du cuir, semblable au goût du sang… Pour s'évader de ce lieu d'enfer, il n'a pas eu de difficulté. Il a simplement attendu que les tortionnaires soient assez saoulés pour ne plus être capable de réagir.
Il a donc quitté vers les 10 heures… 10 heures du matin. Quand vous déjeunez à coup de douze bouteilles de houblon et que vous dépensez votre énergie à dresser, c'est ce qui arrive… Vous vous effondrez.
Un nouveau nuage vient repousser l'ancien. Il commence à se sentir mieux… Plus léger, moins endolori. Une vague d’engourdissement bienfaitrice envahit son être. À peine peut-il bouger ses paupières. L'esprit semble vouloir se distancer de son corps meurtri et encore sensible. Il voit maintenant la foule du haut du ciel. Cette nouvelle perspective le fait presque sourire. Oui, dans son cerveau de plus en plus nébuleux, les séquences imagées, comme si c'était des bandes-annonces de films, sont moins violentes.
— "Je suis gelé…"
Le bleu vaporeux s’étiole, rejoint celui d'un ciel d'océan. Une immense étendue d'eau. Et lui, debout sur la coque de son voilier. Les voiles sont gonflées d'un chaud vent d'espoir et de liberté. Le sillon laissé sur la surface frissonnante de l'eau ressemble à un dessin qui serait tracé par une main maladroite et incertaine. C'est doux, c'est beau… Puis d'un coup, la proue heurte un écueil, et la ligne se transforme… Elle devient une ligne épaisse et sanguinolente… L'horreur refait surface dans les méandres de ses pensées.
— "Je suis gelé…"
Cette fois, l'effluve a cessé. La noirceur l'enveloppe. La foule a disparu. La ville est abandonnée. Il est là, sur un trottoir anodin et aussi anonyme que lui, seul. Seul avec lui même. Enfin…
Dix ans et des poussières, affalé et respirant la misère… Le geste est si lent qu'on croirait à une reprise vidéo au super ralenti ; il porte à ses lèvres la clé de sa cellule. Un petit et ultime éclair de souffre. Une profonde inspiration. La mer est redevenue calme et bienveillante...Cette fois, il en est certain, les cauchemars sont terminés… Puis, tel des mots ouvrant une caverne d'Ali Baba, il s'exprime, la bouche à peine entrouverte, tel un ventriloque sans marionnette.
— "Je suis gelé…"
L’engourdissement s’amplifie. Tant mieux. Il ne veut plus rien sentir.
Que de trésors renferme le vieux galion qu'il vient de découvrir. Et chaque artefact qu'il prend dans ses mains évoque en lui des histoires de pirates, de pirates ventrus aux relents de gnôle, écume à la bouche, pirates qu'il saborde, fend, pourfend et trucide afin de délivrer la pauvre demoiselle captive. Eh oui, dans chaque histoire, il est le valeureux héros. Les costumes, décors et scénarios se modifient, mais lui, il reste dans chacune le preux chevalier secourant la dulcinée encagée. Et pour récompense de sa bravoure titanesque, il reçoit un doux baiser. Un baiser rempli d'affection, à l'amour immense et si chaleureux… Un baiser qui le dévore, l’enflamme… Un baiser comme il aurait tant souhaité en recevoir de sa mère…
Triomphant des vilains, il élève son regard vers l'horizon céleste, au dessus de toute la misère du monde…
— "Je suis…"
Il ne termine pas sa phrase… À quoi bon puisque c'est l'évidence même que personne ne l'entend ; il est seul. Il retourne dans l'abîme de ses visions, pour la finale de son film. Il est là, se tenant debout sur le pont avant, presque aussi gonflé de fierté que l'est la grand voile. Et le vent est tel qu'il souffle le navire vers le soleil couchant, capturant au passage un bout d'arc-en-ciel. Haut dans les nuages rarissimes, le bateau volant semble vouloir éperonner le soleil dans sa quête de l'infini. Claquement de voiles... Claquement… Claquement de fouet.
Non… Non. Un claquement de ceinture... La douleur… Un cri… Le sien.
Aye ! Une ligne écarlate…Une fissure, ou plus précisément, une crevasse profonde… Creusant dans sa chair, et, par une horrible extension, dans son âme… L'embarcation dorée plonge irrémédiablement dans le néant des eaux rouges, souillées… Et de plus en plus, le néant prend forme, comme lorsqu'on fait un focus avec la caméra… Maintenant, il distingue clairement le relief du sol.
C'est une grande ville, laide et grise.
Le choc, d'une violence inouïe, d'un fracas lourd, se compare à une déflagration presque nucléaire… Et les couleurs volées de l'arc-en-ciel se libèrent, s'échappent, se dispersent…
Et lui, le héros intemporel, se retrouve assis là, sur un trottoir anodin, anonyme, observant béat ces images paradisiaques, enveloppé dans une douce et délicieuse torpeur qui s’empare de lui, qui monte, monte…
***
— C’est quoi, là, dans la ruelle ?
Le policier stoppe le véhicule.
— Encore un autre.
— C’est, quoi, le quatrième aujourd’hui ?
— Cinquième.
Ils débarquent de la voiture et s’engagent dans la ruelle.
— Hey, toi ! tente l’un d’eux.
Aucune réponse.
Il s’approche, risque un léger coup de pied sur la jambe du jeune.
Pas de réaction.
— Il est gelé ben dur…
Son partenaire pousse un profond soupir.
— Je vais appeler l’ambulance, dit-il enfin.
« Pauvre petit, pense-t-il en retournant vers l’automobile. Si jeune… Il était probablement en fugue… C’est si bête…
À -30, avec sa petite chemise, il a pas dû survivre longtemps… »
DUO Magik Rune - Papemich-2003
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